Quand la vamp transcende le cinéma
Il existe très peu de documents sur la naissance du Louxor-Palais du cinéma, nous avons déjà évoqué ici dans un article inédit, les couleurs et les éléments de la décoration néo-égyptienne [lien] ainsi que son évanescente inauguration [lien], mais qu’en est-il de ses influences ? C’est l’objet de cette série POURQUOI LE LOUXOR. Remontons à la source et essayons de comprendre les raisons pour lesquelles l’architecte André-Henri Zipcy et le propriétaire Henri Silberberg firent le choix du style égyptisant pour cette salle de cinéma. Pourquoi l’Égypte et pourquoi pas la Rome antique ou encore un style plus contemporain « nouveau riche Potin-Dufayel » comme l’indique Yan B. Dyl [lien] voire Louis XVI et Directoire dont les formes étaient courues en ces débuts de l’Art déco ?
Nous allons tenter d’en esquisser les raisons en nous appuyant sur ce qui semble être l’influence majeure du Louxor… un film : Cleopatra. D’ailleurs, n’est-ce pas la meilleure des choses pour une salle de cinéma que d’être inspirée par un film ?
Cleopatra apparaît à une époque où -des- films et leurs égéries, ont contribué en ces années de guerre à sublimer la figure de la femme résistante, de la femme de pouvoir, que l’histoire a mis en position d’assumer la place laissée vacante par les soldats partis au front.
C’est dans ce contexte que naissent les premières stars du cinéma muet, Theda Bara et Musidora. Sources d’inspiration et de désir, elles sont adorées et sublimées, elles incarnent la séduction et le pouvoir, la liberté, le mystère et l’aventure, l’ailleurs exotique et le spectaculaire. Cleopatra incarnée à l’écran en 1917 par Theda Bara fut un incroyable succès populaire, jugé sulfureux à l’époque tant par la personnalité de l’actrice qui fut révélée par son rôle envoûtant de femme-Vampire dans Embrasse moi idiot (1915) que par les robes transparentes qu’elle portait dans Cleopatra, ce mélange de sensualité, de mystère et de pouvoir contribua sans nul doute à alimenter le désir incandescent des foules tout comme Les Vampires de Feuillade, avec en vedette Musidora qui apporta, elle aussi, son lot de mystères tant apprécié par les Surréalistes dont elle devint la muse.
Figures de la Vamp au cinéma, Theda Bara et Musidora furent deux phénomènes sociologiques des années 1915-1925, période durant laquelle le Louxor a été pensé, rêvé et créé, entre la première guerre mondiale et le bouillonnement artistique qui l’anima… Grandes stars de cette époque, éphémères mais adorées, leurs films ont certainement été projetés au Louxor, les spectateurs de l’époque ont peut-être même eu la chance de voir à l’aube des années folles Les Vampires et ce poème visuel, pour nous virtuel, Cleopatra. Mais qui sont-elles et comment sont-elles devenues en quelques années les figures de la Vamp au cinéma.
Comment Theda Bara, une actrice de théâtre de 30 ans, née aux États-Unis de parents polonais ayant trouvé en Cincinnati une terre promise en pleine révolution industrielle ; va devenir la femme-Vampire, mélange inspiré de la littérature anglo-saxonne du XIXème, de l’incarnation d’un exotisme égyptisant, si à la mode dans ces années 10-20, et d’émancipation ou d’aliénation (c’est selon) de la femme dans une position de pouvoir.
Début 1915, la Fox sort un film qui va ouvrir une brèche dans un Hollywood balbutiant qui ne connaît du star-system féminin que Mary Pickford, présentée par Universal dans tous les journaux comme la petite fiancée de l’Amérique (wasp, vierge et courageuse), et aussi la compagne de Douglas Fairbanks le héros masculin des écrans.
Ce film, c’est As fool there was (en France Embrasse moi idiot), le troisième film de Theodosia Goodman, que William Fox a renommé Theda Bara [1] (anagramme d’ARAB DEATH, pour la légende, elle serait née au pied des pyramides, d’une union scandaleuse…), fera d’elle un mythe hollywoodien, elle y campe “The Vampire”, prototype de la Vamp [2], archétype de la femme fatale, ce personnage qui causera la mort des hommes qui tomberont dans sa toile…
Ce film sur le personnage de la corruptrice, ouvre la voie à d’autres films dans des variations plus ou moins fidèles du mythe créé par Theda Bara. On peut parler de Sunrise [3] (L’Aurore) ou Murnau sublime le triangle amoureux pour faire de sa Vamp le personnage central – symbole de l’exode rurale et du changement de civilisation. Mais aussi Loulou [4] avec un personnage féminin –mythique lui aussi – qui fait preuve d’une maturité amoureuse ou d’une audace sexuelle qui sera peu égalée à l’époque. Sans oublier, Gilda [5] ou l’attraction dont fait preuve le personnage montre l’évolution d’Hollywood et marque à tout jamais la notion de sex-appeal …
Un autre film, Les Vampires, un serial [6], réalisé par le prolifique et talentueux Louis Feuillade (déjà auteur de Fantômas en 1913) sorti par la Gaumont en France, également en 1915, il lancera un autre mythe cinématographique : IRMA VEP (anagramme de Vampire) interprétée par Musidora, actrice (et réalisatrice pionnière) qui enivra le public parisien des années de guerre jusqu’au à la fin des années 20 grâce entre autre à son inquiétante beauté et à l’admiration des surréalistes.
La dimension hétérogène des personnages de Theda Bara et Musidora sont intéressantes à étudier rétrospectivement car elle nous éclairent sur quelques directions que le cinéma a pu prendre par la suite. Les femmes vont devenir des “produits“ ou “mythes” cinématographiques qui rapportent autant (voire plus) que les hommes, comme le formule parfaitement Jane Fonda dans le film de Delphine Seyrig réalisé en 1976 Sois belle et tais-toi, dans lequel la grande Delphine apporte sa contribution dans l’approche que l’on peut avoir d’une actrice…. L’image de ces femmes va s’en trouver alors distordue, (diabolisées, manichéennes) et rester à tout jamais perçue comme (All about) Eve… en corruptrice. Ainsi, le mystère de leurs origines va exalter leur attractivité… surnaturelle (Vampire) et leur corps noircis par les forfaits (femme fatale).
Theda Bara interprétera une quarantaine de films, essentiellement dans la période 1915-1920 quand elle avait un très bon contrat (non renouvelé) à la Fox. 90% de son œuvre est perdue aujourd’hui, même si elle a fait quelques gros succès et travailla avec des cinéastes réputés. Parmi ces chefs d’oeuvres qui ne subsistent que par leurs palimpsestes : Carmen et The serpent (Raoul Walsh en 1915 et 1916) ou encore Camille et surtout Cleopatra (J. Gordon Edwards en 1917).
Le film Cleopatra perdu, l’histoire reste entre parenthèses… des quelques photos et mètres de pellicules, des témoignages et coupures de presse de l’époque, des études, nous pouvons dire que ce film populaire et son actrice envoutante ont sans doute contribué au choix du style égyptisant pour le Louxor de Barbès. Toutefois, les photographies de plateau ou reproduction de photogrammes d’époques que nous avons de Cleopatra nous laissent dans l’espoir que son fantôme réapparaisse (comme celui de Metropolis qui a repris « vie » après la découverte d’une copie à la cinémathèque de Buenos Aires…) dans un grenier… ou dans les caves d’un cinéma qui ré-ouvrirait ses portes en 2013…
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Theda Bara en Cleopatra
QUELQUES FILMS :
Le monstre, 1903, Georges Méliès
La Prophétesse de Thèbes, 1907, Georges Méliès
La momie du roi Sésostris, 1910, Gérard Bourgeois
Isis, 1910, Gaston Velle
Le roman de la momie, 1911, Albert Capellani
La rose de Thèbes, 1912, Enrico Guazzoni
Cleopatra, 1912, de Charles L. Gaskill avec Helen Gardner
Cabiria, 1914, de Giovanni Pastrone
Intolerance (Love’s Struggle Through the Ages), 1916, de D.W. Griffith
Cleopatra, 1917, de J. Gordon Edwards
L’Atlantide, 1921, de Jacques Feyder
The Sheik, 1921, de George Melford avec Rudolf Valentino
La Femme du Pharaon, 1921, d’Ernst Lubitsch
Dancer of the Nile, 1923, Ferdinand Pinney
[1] Plus vraisemblablement, le diminutif du patronyme de sa mère, Baranger.
[2] abréviation féminisée de Vampire
[3] Premier film réalisé à la Fox, aux Etats-Unis, par l’allemand Murnau qui oppose magistralement deux femmes autour d’un homme totalement dépassé par l’opposition entre la femme “blanche” mère et fade et la femme en noir, corrompue et belle…
[4] La célébrissime variation de Pabst, sortie en Allemagne (1929) avec l’américaine Louise Brooks, autour de l’affaire “Jack L’éventreur” dans lequel ce dernier finit par tuer la femme qui faisait tourner les coeurs dans cette ville européenne baignée dans la fumée, dans l’ombre et dans les aléas de l’amour fou…
[5] L’œuvre de Charles Vidor de 1945 qui vient clore la seconde guerre mondiale avec un nouveau personnage corrupteur et sublime interprété par une Rita Hayworth qui ne pourra plus jamais être dépassée.
[6] Cette série était composée de 10 épisodes de durée variable. La Gaumont cherchait à concurrencer les series qui arrivaient d’Amérique et qui fidélisaient les spectateurs d’alors. Il est intéressant de prendre en compte que la série était un mode de consommation des films avant que le long métrage ne devienne le format d’exploitation traditionnel (avec des films comme “Germinal » de Capellani, 1913 en France ; “Cabiria” de Pastrone, 1913-14 en Italie et “Birth of a nation” de Griffith aux Etats-Unis en 1915…)