LE LOUXOR : PALAIS DE TOUTES LES TENTATIONS

Entretien avec Hélène Hazera, productrice à France Culture

Figure du quartier de Pigalle et aujourd’hui productrice, Hélène Hazéra a bien connu le Louxor au milieu des années 70. Férue de cinéma indien et arabe, elle nous raconte dans un entretien haut en couleurs ses souvenirs enthousiastes d’un lieu vivant, où le spectacle se jouait autant sur l’écran que dans la salle.

Hélène Hazera, extrait de la collection de Photomatons de Pierre et Gilles (album n°8 - 1968-1984/Gilles Blanchard).

J’ai découvert le Louxor et sa programmation arabe et hindi quand j’habitais Pigalle – à deux stations – et que j’y servais des « rafraîchissements horizontaux » aux hommes de passage, vers 1974. J’ai continué à le fréquenter sporadiquement quelques années après (avec d’autres cinémas de ce type) en passant de la prostitution de rue à la prostitution intellectuelle à Libération (à partir de 1978). Puis la vidéo a eu raison de ces cinémas qui ont tous fermé les uns après les autres.

Au Louxor, au Delta, au Zèbre (et dans un cinéma de Montreuil dont j’ai oublié le nom) on passait des films populaires que l’on ne voyait pas dans les cinémathèques où seuls passaient les films intellectuels. Le Louxor avait des films un peu plus neufs, en couleurs.

J’aimais beaucoup les comédies musicales. Et les comédies musicales indiennes, ce sont des super-comédies musicales… Le public maghrébin adore les films indiens ; il parait qu’à Alger il y a des dames qui ont appris le hindi rien qu’au cinéma.

Que de bons souvenirs de films dont j’ai oublié le titre et le nom du réalisateur. Waqt* (« Le Temps ») portait un nom arabe, et racontait l’histoire d’une famille dont les enfants étaient dispersés par une catastrophe et recueillis par des parents de confessions différentes… On l’apprenait avec une formidable séquence pré-générique : Pour Waqt, on voyait la mère se faire renverser. À l’hôpital, on demandait des gens de son groupe sanguin et les trois enfants se retrouvaient, sans se connaître, pour la transfuser ; générique sur les tuyaux de la transfusion allant de l’un à l’autre… C’est vrai que les films des années 50 avaient un parfum plus coriace, des couleurs plus vivaces… Cette actrice « reine de la tragédie » de caste brahmane fuyant la famille de son mari, se retrouvant chez les pariahs (avec une scène ou des hijras -les trans locales- volent dans une salle de concert). Parfois un mélo me touchait directement, quand -encore chez les brahmanes- une fille devenait prostituée pour pallier à la misère qui s’était abattue sur la famille… Ah oui, ce film incroyable où tout se passait en patins à roulettes ! Et Amitabh Bachchan le gueux au grand cœur… (il a fait depuis une carrière politique).

Si vous me dites Bollywood je vous crache au visage. Le cinéma indien est un grand cinéma populaire, qui mélange le drame, l’humour, la danse et la chanson. Et les play-back étaient assurés par d’immenses chanteuses : Lata Mangeshkar ou Shamshad Begum. Pour les messieurs, je ne citerai que Mohammed Rafi.

J’étais enfant quand Oum Kalthoum* est venue à Paris. Son concert y a été diffusé en musicorama…ça a été un choc pour moi. Avec quels délices je retrouvais les grandes voix arabes dans des comédies musicales…Warda au Liban en mini-jupe, la chanteuse libanaise Fayrouz, le « rossignol brun » égyptien Abdel Halim Hafez (Dieu qu’il était beau dans le noir et blanc de sa jeunesse).

J’aime bien Cyd Charisse, mais à côté de Samia Gamal c’est un frigo, pas une danseuse (je commençais à me révolter contre la culture américaine hégémonique). J’aimais la féminité vénéneuse de ces femmes, de Tahia Carioca, de Hind Rostom… Quand elles arrivent sur l’écran, il devient relief, odeur… ces voix qu’elles avaient souvent… graves, un peu cassées… Et la danse, ce rituel sexuel et hiératique.

Parfois le film n’était pas sous-titré. David Rochline, un ami, me fit une blague. Il prétendait comprendre l’arabe, et me traduisit le film (je me rappelle c’était La reine des bédouins avec Warda)… je regardais les images en écoutant sa traduction, il me traduisait même les chansons. Des mois après, j’appris que David ne parlait pas un mot d’arabe !

Beaucoup d’habitués du Louxor, moins cinéphiles (ou « cinéfolles ») n’arrivaient pas à croire que je venais juste pour les films. Il fallait parfois batailler, ou faire des concessions. Aller aux toilettes était une périlleuse expédition. Des copains m’avaient raconté l’autre légende du Louxor : certains y passaient leur week-end dans les toilettes. On dit que la première fois que le Bolchoï vint à Paris, les étoiles de la danse russe s’y retrouvèrent tous un soir pour une démonstration vibrante d’amitié entre les peuples. Moi qui étais vertueuse (le chœur du Louxor : « Tu parles ! »), c’était pour les films que je venais ! Mélodrames hindis, films musicaux arabes, vos perversions si pures dansent à jamais dans mon cœur. Merci le Louxor…

* Waqt est un film indien de 1965 réalisé par Yash Chopra. Extrait et commentaires, ici.

* La grande chanteuse égyptienne Oum Kalthoum s’est produite en concert à l’Olympia en novembre 1967.

Photomaton d’Hélène Hazera reproduit avec l’aimable autorisation de Gilles Blanchard, que nous remercions chaleureusement.

Leonor Tissot-Pontabry

Léonor Tissot-Pontabry est journaliste à Paris (10e). Elle travaille au sein de l’agence de presse Relaxnews depuis janvier 2006 et collabore activement à plusieurs medias culturels : Canal Art’Spotting, Broken Prod, Contre-Jour TV. Elle est membre de l'équipe PARIS-LOUXOR et du comité de rédaction de PARIS-LOUXOR.fr