Une visite au Louxor avec Gaston Maspero, égyptologue
Je rencontre Maspero au bar Magenta. Dans la salle du fond nous essayons de faire abstraction des nuisances sonores provoquées par le chantier en plein train. Barbe impeccable, costume parfait, l’éminent égyptologue laisse juste des petites empreintes poussiéreuses au sol, derrière lui.
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Antonia Maggia Gilardino : Monsieur Maspero, étant donné la confusion qui règne ici, autant commencer par le milieu ; comment avez vous pu vous introduire incognito dans cette salle si bien protégée ?
Gaston Maspero : Vous savez, le temple de Louxor possède plusieurs entrées, mais une seule sortie.
AMG : Je vois. Donc, il paraît qu’au moins 4 couches successives de la décoration ont été mises au jour : de quelle façon avez-vous attaqué les fouilles ?
GM : De façon rationnelle, naturellement. Même s’il faut faire face aux superstitions. Quand j’ai commencé le déblaiement, les habitants des maisons voisines s’acharnaient à raconter leurs visions de formes hideuses, leurs histoires de lumières électriques, visibles a travers les vitres depuis le métro, dans la nuit.
AMG : Nous admettrons que vous même, vous n’avez pas été indifférent à l’appel du surnaturel, autrefois …
GM : …
AMG : Pardonnez-moi l’indiscrétion. Mais il est difficile d’ignorer les bruits qui courent au sujet de vos séances chez la célèbre médium Mme Blavatsky. Sans doute dans l’espoir de communiquer à nouveau avec votre défunte femme Ettie ?
GM : C’était une idée de mon ami Stéphane. Je me suis laissé aller à la poésie.
AMG : Voici les mots que Mallarmé fait prononcer à votre chère défunte, son ancienne muse :
« (…) Sans écouter Minuit qui jeta son vain nombre,
Une vieille t’exalte à ne pas fermer l’oeil
Avant que dans les bras de l’ancien fauteuil
Le suprême tison n’ait éclairé mon Ombre.
Qui veut souvent avoir la Visite ne doit
Par trop de fleurs charger la pierre que mon doigt
Soulève avec l’ennui d’une force défunte.
Âme au si clair foyer tremblante de m’asseoir,
Pour revivre il suffit qu’à tes lèvres j’emprunte
Le souffle de mon nom murmuré tout un soir.«
Dites, donc, cela a fonctionné ?
GM : Je souhaiterais revenir aux choses sérieuses. Il s’agit je crois de déterminer avec exactitude scientifique si, oui ou non, l’écran de projection du Louxor nécessite une remise en l’état et si une reprise des séances est envisageable prochainement.
AMG : Pardonnez moi. Donc, nous avons entendu parler du problème des bornes de jeux d’arcades.
GM : En effet, le Louxor s’étend en profondeur. La légende veut qu’au sous-sol, la cave voûtée abrite – depuis les années 1980 – des jeux électroniques dont les écrans ne dorment jamais. Des mélodies courtes, se répétant en boucle, ont été entendues dans la grand salle, par dessous les plans silencieux d’un film. C’est agaçant pour les spectateurs.
AMG : La chambre secrète dont parlent ceux qui étudient les plans des pyramides ! Elle doit bien avoir un point d’accès.
GM : Oui, mais il est fort possible que l’escalier ait été muré. C’était une pratique courante dans les années 1920.
AMG : Bien sur, lors de la deuxième restauration. Racontez nous un peu ces années là …
GM : Ah, vous savez, à Paris, en 1921, la confusion était grande, dans le milieu surréaliste tout le monde gardait les yeux fermés et communiquait indifféremment avec morts et vivants. La vue était double, les personnages se superposaient.
AMG : Oui, en effet, vous faites sans doute allusion à ceux que Breton appelait « Les Grands Transparents » ?
GM : Oui, tout à fait. Deux en particulier ; Arthur Cravan disparaissait au large du Mexique en 1918, mais il y en a qui le confondent avec Jaques Vaché. Nous avions bien envisagé d’ailleurs de provoquer une double apparition de ces jeunes hommes pour célébrer l’ouverture du Megatown, en 1983.
AMG : Nous discuterons cette éventualité dans un autre scénario, plus loin. Mais parlez-moi encore de Breton.
GM : Voyons. André Breton se vantait d’entrer au cinéma les yeux bandés, pour que la surprise ne soit pas diluée avant d’attaquer l’écran.
AMG : Il existe un cliché et un symbolisme tellement usé, lié à l’idée que le rayon du projecteur, à travers l’émulsion de la pellicule, puisse brûler l’œil. L’aliéniste italien Giuseppe d’Abundo relate les phénomènes d’hallucination chez des patientes névrotiques ; on lit d’une jeune fille poursuivie par l’apparition des mains géantes, à la suite d’une projection où le rêve du protagoniste prend vie à l’écran.
GM : Jamais entendu rien de similaire.
AMG : Le quartier de Barbès se prête à la dérive, et c’est à son carrefour que s’installe le Louxor. Si vous n’avez pas pu assister à l’ouverture du temple de votre vivant, vous avez probablement contribué inconsciemment à la conception du site.
GM : Il est vrai que mes lettres d’Égypte ne laissent pas indifférents et comme nous l’avons constaté les jeunes gens sont impressionnables.
AMG : Serait-il possible que votre défunte femme Ettie ait subit le charme des hiéroglyphes, et que depuis son exile ultra-terrien, elle ait profité de l’air spirite de Paris pour édifier un mausolée digne de vous, son ex ?
GM : Du surréalisme au spiritisme, il n’y a qu’un pas.
AMG : La fascination pour l’Égypte qui bat son plein dans les années 1920 n’est peut être donc due qu’à la détermination d’un esprit de rentrer en contact avec un autre esprit.
GM : … La séance se termine ici.
AMG : Je vous demande pardon.