L’endroit est animé, les va-et-vient des quelques professionnels du bitume, devant le 13 boulevard de Strasbourg, ne semblent en rien troubler le ballet coloré de l’artère. Au contraire, il l’épouse, l’accompagne et participe à la traditionnelle circulation des commerces, de cette longue percée haussmanienne menant à la gare de l’Est. Le décor est là, cinémas, théâtres, embouteillages, magasins bigarrés, vêtements colorés, visages, démarches et styles, la superposition des mélanges rend l’ensemble terriblement contemporain tant il témoigne, en l’instant, d’une photographie en mouvement de ce quartier populaire à deux pas du métro Château-d’eau. Clientèle à cheveux, papy à caddy, étudiante pressée, homme perdu au GPS, l’avant-scène ignore encore ce que les sept lettres LA SCALA taillées dans la façade métallique du boulevard de Strasbourg retrouveront dans les vingt mois à venir les lumières de la ville. Cette salle emblématique du 10e arrondissement de Paris révèlera ses couleurs en 2018 après dix-huit années de silence (1). Détenue depuis 2000 par une secte, la salle vient d’être rachetée, avec la bénédiction municipale, par un couple d’entrepreneurs de spectacles, Mélanie et Frédéric Biessy.
Au théâtre des opérations
Frédéric Biessy est producteur indépendant de spectacles, du théâtre à la danse jusqu’au nouveau cirque, il accompagne ses artistes sur des projets singuliers. Il a notamment produit de grands noms comme, Luc bondy, Bartabas, la famille Thierrée, Krystian Lupa, récemment Ariane Ascaride (2). Aujourd’hui, faute de trouver des lieux susceptibles d’accueillir ses productions, il a décidé de franchir le pas en achetant l’emblématique Scala, grâce et avec son épouse Mélanie. Il raconte ce pari fou à Paris-Louxor : “J’ai été 30 ans sans théâtre, je n’en voulais pas, on m’en a souvent proposé, j’ai toujours refusé, je ne me voyais pas diriger un théâtre. Ce que je voulais avant tout c’est être au plus près des artistes et des projets, les accompagner, tourner avec eux. Il y a trois ans, lorsque j’ai produit Yasmina Reza, j’ai, comme c’est l’usage, frappé à la porte des théâtres parisiens, et là, je me suis trouvé confronté à ce que l’on pourrait appeler une bataille d’arrière-garde, menée autour de la scission entre le théâtre public et le théâtre privé. J’ai subi des réticences totalement aberrantes et c’est à ce moment là que j’ai décidé d’acheter mon théâtre pour ne plus dépendre de qui que ce soit dans la réalisation de mes productions.” Suite à cette déconvenue, il ne lui restait plus qu’à trouver le lieu unique. Il poursuit “les théâtres à vendre à Paris sont essentiellement des théâtres privés, et architecturalement parlant se sont surtout des théâtres à l’italienne, si beaux soient-ils, ils sont très contraignants et ne correspondent pas du tout au travail des artistes que j’accompagne. Tous créent des spectacles sur des plateaux plus larges que haut. Après avoir longuement réfléchi, je me suis rendu à l’évidence, il est impératif pour moi de disposer d’une salle entièrement modulable, celles existantes ne conviennent pas vraiment à ce que je cherche.”
Retrouver la Scala
C’est alors que Frédéric Biessy et son épouse Mélanie se décident à chercher de l’autre côté de la Manche, là où de nombreuses friches industrielles, notamment les anciennes usines motrices offrent de grands espaces, autant de lieux en devenir et de spectacles à imaginer. En 2015, sur la route de la gare du Nord, le producteur passe par le boulevard de Strasbourg. “Ce matin là, je suis passé devant la Scala, j’ai vu qu’elle était toujours à vendre. James Thierrée (3) me l’avait montrée en 2010, il avait un projet très sérieux de reprise, mais s’est retrouvé avec le problème de l’absence de sortie de secours, et avait dû y renoncer faute d’avoir trouvé une solution. À cette époque j’étais déjà fasciné par le lieu. Je suis un grand amateur de lieux en ruine. Au-delà de ça je me suis aperçu que cette salle disposait d’un volume exceptionnel, puis je l’ai oubliée. C’est ma femme, Mélanie, qui m’a encouragé à y retourner.”
La sortie de secours
Cette question épineuse de la sortie de secours a découragé nombre de prétendants. C’est alors que James Thierrée a conseillé au couple de procéder différemment, de trouver d’abord la sortie de secours, avant de constituer un dossier de reprise. Le couple d’entrepreneurs décide de lancer des études préalables et engage un cabinet d’architecture et un bureau d’études. L’équipe se met à creuser, chercher, la question est complexe, il est un temps envisagé de racheter la pharmacie attenante. À l’époque de sa construction, la sortie de secours se trouvait rue de Metz, au fil du temps, des immeubles se sont construits condamnant ainsi cette possibilité. Les architectes travaillèrent sur l’hypothèse du passage menant jusqu’à la rue du Faubourg Saint-Denis, entouré de trois immeubles avec à peu près 80 co-propriétaires… à convaincre. “Les autres prétendants avaient également trouvé ce passage, mais devant l’ampleur de la tâche y avaient renoncé” précise Frédéric Biessy, le sourire en coin. “Malgré cela, nous y sommes allés, nous étions vraiment déterminés. Lorsque j’ai appelé j’ai découvert qu’il s’agissait d’une foncière et qu’il y avait qu’une seule personne à convaincre. On a vite compris que nous avions un boulevard pour racheter le lieu.”
Un lieu sain malgré tout
Pour Frédéric Biessy “La Scala a drainé nombre de rêveurs, d’escrocs, de spéculateurs, personne n’avait eu l’idée de faire une étude préalable pour cette histoire de sortie de secours. Il fallait en vouloir, le lieu était squatté par les pigeons depuis 2000, c’était un vrai débarras. Il reste de petites traces, mais rien ne subsiste de la salle de cinéma d’origine, tout est écrit sur les murs, on voit tout et pourtant il n’y a plus rien. Nous avons eu la chance de trouver le lieu, en bon état général, il a fallu nettoyer les dégâts causés par les pigeons mais dans l’ensemble la salle a été entretenue. La toiture est saine, des menus travaux ont été effectués notamment pour éviter d’avoir des soucis avec la co-propriété, l’ancien propriétaire ne voulait pas de mauvaise publicité.” Eric Algrain, l’adjoint à la culture du 10e arrondissement, rappelle l’engagement de la mairie dans la préservation du lieu “ Tous les permis de construire ont été méticuleusement refusés un à un par la Mairie de Paris. Après plus de quinze ans de bras de fer, la secte n’a plus eu au final comme seule solution que de mettre en vente l’espace”. Frédéric Biessy acquiesce “La chance que nous avons eu, c’est que la municipalité a bloqué la destination de la Scala à un usage culturel pour préserver le lieu de l’activité de l’ancien propriétaire, l’église universelle du royaume de Dieu, mais aussi afin d’éviter qu’il soit détruit ou transformé en supermarché.”
Un budget total de 12 millions d’euros
Le prix de vente était à 5 millions d’euros, le couple fait une proposition à 3,8 millions, en face, les représentants de la secte constatent que le dossier est solide, qui plus est, accompagné par la mairie du 10e. L’affaire est entendue. Dans le couple, Frédéric dirigera la salle, son épouse, Mélanie, finance le projet, elle est associée dans le plus gros fonds d’investissement d’infrastructure européen, ce qui lui confère une parfaite maîtrise de la mécanique de financement de ce type de projet. Au total, ce sont 4,2 millions pour l’acquisition et les frais afférents, pour un budget total de 12 millions d’euros, travaux finis, financés par moitié par le couple, et l’autre moitié empruntée à des banques. “Tout repose sur nos épaules. On a voulu aucun partenariat et aucune tutelle. Nous savons que ce lieu ne peut fonctionner qu’à la condition qu’on y fasse que ce que l’on veut y faire et ce que l’on sait y faire est très large.” indique le producteur.
Un bar et un restaurant
Avec ses vingt-cinq mètres de couloir sur huit mètres de hauteur et sept de large. La Scala dispose d’un volume exceptionnel, de nature à ne pas restreindre les envies. En effet, la salle accueillera un restaurant et un bar situés au premier étage donnant sur le boulevard de Strasbourg. “Le restaurant fera 77 couverts, il sera géré par mon beau-père, Georges Sengel, l’ancien chef alsacien du Zimmer, il rentre dans l’histoire avec nous. C’est un restaurant qui ouvrira ses portes à 10h et les fermera à 2h du matin. Le tout se fera en correspondance avec la salle. Il ne sera pas réservé qu’aux spectateurs du théâtre, mais ouvert à tous, nous souhaitons en faire un lieu de vie à part entière.”
Plus qu’un théâtre, un centre d’art
Le projet de cette nouvelle Scala réside dans la modularité de la salle. De salle de spectacles, elle se transformera, le moment venu, en salle de cinéma. Aussi, c’est tout naturellement qu’il a “embarqué dans cette affaire” dit-il deux indépendants ayant une bonne connaissance de ces questions, le producteur Maurice Tinchant et le distributeur Jean-Michel Rey. Frédéric Biessy précise ses projets “Nous n’allons pas exploiter la salle comme un cinéma classique, nous avons plein d’idées. Nous avons notamment rencontré l’équipe du Louxor avec lesquels nous réfléchissons à la mise en place d’événements, dans nos murs, autour du cinéma. Nous souhaitons que la Scala soit un théâtre totalement modulable, cela va être un lieu où l’on va pouvoir faire des concerts, de la danse, du cirque, du cinéma, des expos d’art. Je veux que ce lieu soit un centre d’art, ce que New York a compris depuis 15 ans et que nous ici nous avons peine à faire exister.” Un condensé d’histoires, arriver à compiler les diverses activités de la salle depuis sa construction, la projeter vers de nouvelles formes artistiques, le projet est audacieux. Eric Algrain va dans ce sens et ajoute “ « La Scala », dans sa dimension artistique, n’a pas comme seule ambition de devenir un lieu parisien culturel atypique majeur mais un lieu de proximité ancré de plain-pied dans la vie locale. C’est aussi cette volonté de proximité culturelle locale qui rend à mes yeux ce projet fascinant dans sa volonté d’accompagner la bouillonnante vie culturelle du 10e arrondissement.”
La Scala revient de loin
Depuis l’annonce de sa reprise le lieu suscite beaucoup d’intérêt et ravive des souvenirs de cinéma. “Jean-Claude Carrière m’a dit il y a peu lors d’une visite du lieu qu’il avait réalisé les premiers films de Pierre Etaix à la Scala. J’ai revu récemment Pépé le Moko avec mes enfants et j’ai eu la surprise d’y entendre Fréhel évoquer ses tours de chant à la Scala (à voir ici). La salle a accompagné son époque et les changements successifs de populations du quartier. Des films en première exclusivité on est vite passé au film de genre, du Kung-fu au Western… jusqu’au porno.” nous rappelle le producteur. Mais si ces souvenirs peuvent paraître sympathiques pour qui s’intéresse aux salles de quartier, certains furent vite oubliés… L’affaire est apparemment connue mais il est bien rare de trouver des témoignages sur sa dernière activité. Dans le sous-sol de la Scala, les murs ont conservé les stigmates de cette période. L’humidité crasse donne des frissons aux innocents visiteurs, qui après avoir découvert de petites étoiles bleu nuit ternies par le temps et des moulures XIXe vestige de la grande époque se retrouvent face à des moquette 70’s arrachées dont les traces de colle marquent encore les murs faiblement éclairés par un néon grésillant. « Ce cinéma, dans les années 80 était plus qu’un porno, c’était un véritable lupanar, toutes les passes du quartier se faisait dedans, il entame son déclin à partir de 1982, période où nombre de salles de cinéma disparaissent. J’ai rencontré il y a peu un technicien à qui j’ai demandé d’évaluer la mise en place de l’équipement de la salle en projection. Ce dernier me racontait qu’il y avait travaillé et s’est souvenu de l’ambiance glauque. La salle était plongée dans le noir, il y avait très peu de lumière, dans le hall et un trafic épouvantable. Le propriétaire le faisait attendre dans l’entrée, puis le projectionniste venait le chercher et lui mettait la main sur l’épaule et lui demandait de baisser la tête pour traverser la salle pour qu’il ne voie pas le spectacle… La Scala, au vu et su de tous, était devenue une zone de non-droit. »
Ouverture en mars 2018
Aujourd’hui c’est une toute autre histoire que le couple souhaite écrire, une Scala renouvelée, contemporaine, innovante et surprenante. Le projet est ambitieux et rien ne se fera à moitié dans ce futur “haut lieu de la création internationale”. La décoration a été confiée au célèbre scénographe Richard Peduzzi, décorateur de Patrice Chéreau et ancien directeur des Arts déco à Paris. Michel Fayet assurera la scénographie de la salle et Archidev se chargera de la partie architecturale du théâtre. Le permis de construire a été déposé en mai dernier, après la période de recours, les travaux débuteront à la mi-octobre pour une livraison fin 2017. En mars 2018, une salle de 550 fauteuils, modulable, verra le jour avec en ouverture un spectacle de Yoann Bourgeois intitulé simplement “Scala”. Pour l’heure, Frédéric Biessy communique, filme, photographie, montre, diffuse, agrège, partage sur les réseaux sociaux, fédère autour de son projet et aimerait, à l’image de ce qui a été réalisé autour de la réhabilitation du Louxor, que ce nouveau lieu existe et trouve son public, avant son ouverture. Nul doute que les heureux propriétaires trouveront sur leur route nombre de personnes désireuses de les accompagner dans l’aventure.
NB : Afin de compléter notre article sur l’histoire de la Scala. N’hésitez pas à nous adresser vos témoignages et documents, notamment sur la salle de cinéma, à l’adresse ci-contre (contact[arobase]paris-louxor.fr).
MAJ 29/07/2016. Précisions sur l’intervention d’Archidev.
____________
1. A lire sur notre site, l’histoire de la Scala et une interview du producteur Maurice Tinchant (ici).
2. Ariane Ascaride a soutenu, avec Robert Guediguian, le combat de Maurice Tinchant contre le projet de la secte de transformer la Scala en temple.
3. Célèbre comédien, danseur, acrobate à l’instar de son illustre grand-père Charlie Chaplin. Vu récemment au cinéma, il incarne le clown blanc Footit dans le film Chocolat de Roschdy Zem.
Retrouvez la Scala sur notre carte « Cinémas de Paris » (ici). Cliquez sur + pour zoomer.
Afficher PARIS-LOUXOR. Salles de cinéma de Paris d’hier et d’aujourd’hui sur une carte plus grande
Merci pour ces informations sur notre quartier, une bonne nouvelle dont nous nous réjouissons, depuis le temps ! Je me permets toutefois une remarque au regard de l’expérience de réhabilitation du Louxor puisque j’ai suivi cette histoire en tant qu’habitant du 10e et je suis aujourd’hui de loin la communication de ce nouveau théâtre La Scala, la retraite m’y aidant. Pour le Louxor, les habitants étaient impliqués dans le projets, associations, réunions, échanges etc. Ce qui est bien la moindre des choses pour un cinéma payé avec les deniers publics. Là, il s’agit d’un théâtre privé; une autre affaire, qui semble très soucieuse de sa communication auprès des artistes, metteurs en scène, chorégraphes, des people, de la télé, presse etc. Ce qui est dommage monsieur le propriétaire c’est d’occulter totalement le quartier, les acteurs locaux et sa diversité. Certes ce n’est pas une projet public, mais il y gagnerait en lisibilité, en intégration, et ce n’est pas antinomique avec une communication dans le Figaro ou Paris Match, car cet écrin est bel et bien ancré dans une réalité, dans un quartier.