[Exclusif] Le Louxor a rouvert ses portes au public, après trois années de travaux, le 18 avril 2013, dans le cadre d’une délégation de service public (DSP) d’une durée de sept ans confiée à la société CinéLouxor. Le 15 novembre dernier, le Conseil de Paris a voté la reconduction de la DSP (DAC631) pour l’exploitation du Louxor-Palais du cinéma à CinéLouxor, pour cinq années supplémentaires. Nous retrouvons Emmanuel Papillon, associé de CinéLouxor et directeur de la salle de cinéma du carrefour Barbès, à la Colline d’Asie, un restaurant vietnamien du 18e arrondissement, au menu : Sept ans, le bilan, Barbès, demain le Louxor, soupe Phô et porc au caramel.
Après plus de dix années de combat mené par les associations du quartier et trois années de travaux réalisés par la Ville de Paris pour faire renaître le Louxor, quel bilan tirez-vous de ces premières années d’exploitation, le succès de la première année s’est-il confirmé ?
Notre projet était cohérent pour une salle dotée de trois écrans, avec une estimation équilibrée entre 150 et 180 000 entrées. En 2019, nous devrions dépasser les 250 000 entrées. Nous avons bénéficié d’une année cinématographique exceptionnelle, avec une incroyable édition du Festival de Cannes et le succès que l’on connaît pour Parasite de Bong Joon-ho et récemment Les Misérables de Ladj Ly, la plupart des salles Art et essai ont également profité de cette embellie.
Notre rythme de croisière se situe aujourd’hui entre 230 et 250 000 entrées ce qui est bien au-dessus de nos prévisions et nos espérances, c’est exceptionnel pour un cinéma de trois écrans, c’est une réelle satisfaction. Toutefois, les premières années ont été compliquées d’un point de vue financier parce que l’on a essuyé les plâtres sur un chantier qui était très complexe, il a fallu s’adapter et faire fonctionner ce lieu avec un ensemble de contraintes, cela s’est traduit par une augmentation substantielle des coûts, à notre charge, notamment en terme de personnel, avec seize équivalents temps plein, ce qui est beaucoup pour un cinéma de trois écrans. Si l’on faisait 180 000 entrées par an, ce ne serait pas tenable financièrement. Il a fallu que l’on trouve également des ajustements avec le bar sur lequel nous avons perdu de l’argent, tout simplement parce que l’on ne savait pas faire. Bien qu’il soit important dans l’offre du Louxor, le lieu reste petit et le point d’amortissement est compliqué à trouver. Au bout de sept ans, on n’a pas perdu d’argent dans l’exploitation du Louxor, on en gagnera un petit peu, la marge est faible. Le Louxor n’est pas la poule aux œufs d’or, on le savait, et ce n’était pas notre objectif principal. Nous avons pris des engagements au regard du cahier des charges, que l’on assume et qu’il convient d’articuler avec les contraintes d’une entreprise privée, le résultat reste toutefois satisfaisant puisque l’on dégage un léger bénéfice.
L’autre satisfaction c’est d’avoir su fidéliser un public, essentiellement du quartier, et je pense que la grande majorité vient à pieds au Louxor ou en deux roues, car on ne traverse pas tout Paris pour aller au cinéma, ce qui d’ailleurs n’était pas notre objectif initial, mais bien d’être ancré dans le quartier en proposant une offre Art et essai. Ce que l’on souhaite c’est que les habitants du quartier puissent voir ou découvrir les films d’Almodovar, de Ken Loach, de Ladj Ly ou encore de Bong Joon-ho. Notre satisfaction est d’autant plus grande que les spectateurs nous disent, avant nous allions une fois par mois au cinéma, maintenant on y va une fois par semaine ! Je pense que l’on a contribué à ce désir de cinéma, par la programmation et la proximité.
Il n’y a pas de crise de la demande…
Non, les cinémas les plus proches de nous, le Cinéma des Cinéastes, le Pathé Wepler et les MK2 Quai de Seine/Quai de Loire, ont aussi vu leur fréquentation monter. Le tout dans un contexte particulier qui est l’explosion de l’offre cinématographique dans le nord-est parisien, notamment liée à la mobilité des ménages, dans des arrondissements encore abordables où s’installent les jeunes, des personnes aux revenus limités, comme dans le 18e, 19e ou encore 20e arrondissement de Paris, qui néanmoins vont au cinéma. C’est notable et cela se vérifie également avec les films. Nous parlions tout à l’heure des Misérables de Ladj Ly, le Louxor est l’une des salles qui réalise le plus grand nombre d’entrées sur Paris. Ce qui n’est pas étonnant compte tenu de la mixité sociale du quartier.
Le box office du Louxor (2013-2019)
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Parasite de Bong Joon-ho (2019) : 20 031 entrées
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The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson (2013) :19 048 entrées
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Merci Patron de François Ruffin (2015) : 13 281 entrées
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Taxi Téhéran de Jafar Panahi (2015) : 11 999 entrées
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Les Misérables de Ladj Ly (2019) : 11 622 entrées
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Blue Jasmine de Woody Allen (2013) : 10 956 entrées
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Mommy de Xavier Dolan (2014) : 10 994 entrées
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120 battements par minute de Robin Campillo (2017) : 10 707 entrées
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Joker de Todd Phillips (2019) : 10 518 entrées
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Juste la fin du monde de Xavier Dolan (2016) : 10 111 entrées
Du 17 avril 2013 au 18 décembre 2019, le Louxor a accueilli 1 646 414 spectateurs.
(Source : CinéLouxor).
Avez-vous rencontré des difficultés à faire fonctionner une salle de cinéma construite en 1921 ?
Un cinéma d’aujourd’hui, en 2020, c’est un cinéma horizontal avec le moins de niveaux possibles… et au Louxor c’est l’inverse ! (rires). Il y a cinq niveaux, ce qui est très contraignant car il y a beaucoup de flux à gérer, notamment le plus important, celui du public. Nous avons deux cabines de projection (salle 1 et salles 2 et 3), mais il faut savoir qu’il y a des multiplexes de douze salles qui n’ont qu’une seule cabine. Même si tout est automatisé, cela reste tout de même compliqué. Le bar est au troisième étage, il n’a pas pignon sur rue, ce qui ne facilite pas les choses et entre en ligne de compte dans sa partielle invisibilité. Nous l’avons ouvert au public depuis deux ans en supprimant la restriction aux seuls spectateurs. Les usagers se voient remettre une contremarque, ce qui nous permet de gérer les fluxs. Difficile de parler du Louxor sans évoquer son environnement immédiat. Barbès est un quartier vivant, socialement touché, en proie à divers trafics, ce qui nous a obligé à prendre un agent d’accueil, c’est certes nécessaire mais cela représente un coût supplémentaire lié à la nature du quartier. L’après-midi, nous avons un public de retraités qui apprécie le calme que procure le Louxor quand à l’extérieur tout s’agite.
De ce que l’on a pu constater, les habitants des trois arrondissements sont très satisfaits du retour du Louxor. Peut-on dire que le pari du Louxor, soit le retour d’une salle de cinéma Art et essai à Barbès, est gagné ?
Le Louxor est une salle de cinéma respectée par les habitants du quartier, y compris par celles et ceux qui n’y vont pas. On a bien eu quelques bris de vitrine lors de la coupe du monde de football, mais c’est vraiment anecdotique, nous n’avons subi aucune dégradation notable, ni sur les façades, ni à l’intérieur du cinéma. Nous accueillons plus de 200 000 personnes par an, ce n’est pas rien. Il y a une attention et une affection particulière, le Louxor est un étendard de Barbès dont beaucoup de gens sont très fiers. Le retour d’une salle de cinéma à Barbès est une très bonne chose, j’aurais trouvé aberrant de faire autre chose du Louxor qu’un cinéma, mais je ne suis pas le mieux placé pour vous dire le contraire !! (rires). Ce qui est sûr, au regard des résultats et de l’intérêt suscité par le Louxor, c’est qu’il y avait un réel besoin de cinéma dans ce quartier du nord de Paris, les salles les plus proches du Louxor sont tout de même assez loin, je pense notamment aux habitants de Marcadet-Poissonniers, ou ceux de la Mairie du 18e ou à certains quartiers du 10e, c’est loin et ce n’est pas facile d’accès. Notre projet était de faire du Louxor, un cinéma de quartier, force est de constater que ce pari est réussi.
Le Louxor est un cinéma ouvert sur son quartier, vous accueillez régulièrement des manifestations, des initiatives…
Oui, et c’est très important pour un cinéma de quartier de travailler avec les acteurs locaux. Récemment, nous avons accueilli une initiative de la mairie du 10e autour des discriminations et du contrôle au faciès autour d’une programmation dédiée. Tout comme nous travaillons, depuis le début, avec l’Institut des Cultures d’Islam, autour d’une riche sélection de films, avec notamment du cinéma égyptien des années 50, cette collaboration donne une grande satisfaction. Nous accueillons deux structures sociales, très dynamiques du quartier, Accueil Goutte d’Or et Les Enfants de la Goutte d’Or. Il nous arrive par ailleurs d’organiser ponctuellement des soirées avec différentes associations, comme la Salle Saint-Bruno située dans le 18e arrondissement, des projections accompagnées de signatures, comme dernièrement avec Sophie Aouine, auteure d’un très beau premier livre Rhapsodie des oubliés, (Prix Flore 2019) dont l’histoire se déroule au coeur de la Goutte d’Or, une version Barbès des Quatre-cent coups de François Truffaut, film qu’elle a choisi de présenter au Louxor.
Vous accueillez également des festivals, c’est l’occasion pour le public de découvrir des films qui ne sortent pas ou peu en salles….
Il y a beaucoup de festivals sur Paris qui ne trouvent pas de lieux fixes. Nous avons fait le choix d’accueillir deux initiatives autour des cinémas du Maghreb : le Maghreb des films (décembre) et le Panorama des Cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient (avril), ce sont deux festivals dotés d’une programmation très riche. Nous accueillons également la reprise de l’Acid, l’association du cinéma indépendant, dont la sélection est un vivier de films très intéressants qui est présenté chaque année lors du Festival de Cannes, nous organisons également un cycle “Cannes au Louxor”, une sélection de films présentés en même temps que leur projection durant le festival ; le festival du cinéma de Turquie etc., on essaye dans la mesure du possible, sans bouleverser la programmation, d’accueillir des festivals, et de proposer ainsi des films qui ne sont pas encore sortis sur les écrans.
Un travail de défricheur, de découverte du cinéma, notamment en direction du jeune public…
Le jeune public est une autre dominante de la programmation du Louxor, je pense notamment aux dispositifs École, collège et lycée au cinéma, cela représente à peu près 35 à 38 000 entrées par an. Ce jeune public est local, il vient essentiellement des alentours mais parfois de plus loin, de Pigalle, jusqu’aux lycées du 17e arrondissement. Toutes les écoles de la Goutte d’Or, maternelles et primaires, viennent au Louxor, et c’est important car ces scolaires ne pouvaient pas aller au cinéma ailleurs, notamment parce qu’MK2 ne pouvaient pas les accueillir car ils étaient très souvent complets, et la place de Clichy est trop loin. Le Louxor rempli un réel besoin, et c’est pour nous une très grande satisfaction de se dire qu’en sept ans on a contribué à faire aimer le cinéma dans un quartier populaire, voire à faire émerger une génération de jeunes gens qui aiment le cinéma. Qui sait, dans vingt ou trente ans, nous verrons peut être un jeune réalisateur se rappeler que son amour du cinéma s’est affirmé en allant voir des films, au Louxor, son cinéma de quartier. Lorsque ces jeunes vont au Louxor avec leur parents, ce sont le plus souvent eux qui le font découvrir parce qu’ils y sont déjà venus dans le cadre de ces dispositifs scolaires.
Dans le cahier des charges du Louxor il est indiqué que vous devez proposer au moins soixante-dix séances de films du patrimoine par an. Nous y participons régulièrement et notons que les séances sont le plus souvent pleines, c’est une surprise pour vous ?
Le Louxor est classé Art et essai, au-delà de la question du cahier des charges, c’était notre envie, notre souhait de proposer une programmation de cette nature. 96% des films montrés au Louxor sont classés Art et essai. Nous avons les trois labels : “Jeune Public”, “Patrimoine/Répertoire” et “Recherche et découverte”. Nous remplissons pleinement le cahier des charges et au-delà. La pratique du répertoire que l’on a souvent cantonné au Quartier Latin, est beaucoup plus diffuse puisqu’on retrouve de plus en plus de séances dans le nord-est parisien, et notamment au Louxor. Et nous avons vérifié l’intérêt pour ces films en programmant différentes rétrospectives autour d’Ozu, Mizoguchi, Fassbinder ou encore Rohmer dont on me prédisait que ça ne marcherait pas… ce fut un succès.
Le Louxor s’est ouvert à ce que l’on appelle communément du “hors cinéma” en programmant les opéras et ballets, pourriez-vous nous expliquer en quoi consistent ces soirées, il s’agit d’une retransmission en direct, en différé ?
Il s’agit d’une nouvelle expérience proposée aux spectateurs du Louxor. Nous accueillons en moyenne 120 personnes par séance et les retours sont enthousiasmants, d’autant que la qualité de la diffusion est exceptionnelle. Nous retransmettons en direct, et parfois en différé, des événements difficilement accessibles, pour qui ne peut se rendre à Londres pour les concerts du London Symphony Orchestra et les opéras et ballets du Royal Opera House. Nous programmerons dès janvier 2020, le ballet La Belle au bois dormant de Tchaikovski, chorégraphié par Marius Petipa, un opéra, La Bohème de Puccini, mis en scène par Richard Jones, le tout diffusé en direct de Londres. Qui aurait pu imaginer, il y a encore quelques années, que l’on verrait l’orchestre symphonique de Londres et le Royal Opera House en direct à Barbès !?
Outre le quartier, le Louxor est depuis son ouverture un lieu important dans le paysage cinématographique parisien, de nombreuses avant-premières y sont organisées en présence des réalisateurs et équipes des films, mais pas seulement, de nombreuses marques s’intéressent au Louxor…
Concernant les privatisations, nous avons ajusté notre politique après avoir constaté quelques erreurs. Nous ne faisons que des privatisations de cinéma, environ une tous les quinze jours, et je ne cache pas que nous recevons régulièrement des offres que l’on pourrait qualifier “d’exotiques”, pour tel ou tel lancement de produits ou encore des défilés de mode. Je trouve très intéressant que le monde de la mode s’intéresse au Louxor, mais cela nécessite de bloquer l’accès au Louxor durant deux jours, ce qui est très compliqué pour nous, notamment au regard de la programmation, même si cela peut être très avantageux financièrement, nous tenons. Je ne souhaite pas bouleverser le lieu, le transformer, le Louxor est avant tout une salle de cinéma, un lieu de cinéma, ce n’est pas un lieu qu’on utilise comme ça sans lien avec son histoire et son activité. Pour ce qui est de la venue des équipes des films, c’est vrai, le Louxor est une salle emblématique pour les films Art et essai, nombre de distributeurs nous choisissent pour le lancement de leurs films, c’est un réel plaisir que nous essayons de faire partager avec le plus grand nombre. Nous avons récemment reçu, Valérie Donzelli pour l’avant-première de sa comédie Notre Dame, mais il m’arrive aussi de refuser des avant-premières car nous ne pouvons satisfaire tout le monde, en janvier, j’ai dû malheureusement dire non à William Dafoe et Abel Ferrara !
Le Louxor est une salle unique en France avec sa décoration néo-égyptienne, sept ans après son ouverture, peut-on dire qu’il existe un “tourisme du Louxor” ?
Oui et non, ce fut le cas surtout au début, notamment grâce au travail entrepris en amont pour faire connaître le lieu, puis naturellement à l’ouverture, où beaucoup souhaitaient découvrir la grande salle Youssef Chahine, mais aujourd’hui c’est une marge, qui existe surtout l’été, période durant laquelle nous recevons des touristes asiatiques et particulièrement des Japonais fascinés par la France, Montmartre, et maintenant le Louxor ; des Américains aussi, mais je dirais que ce sont le plus souvent des personnes liées au cinéma, s’intéressant aux lieux de cinéma, des cinéphiles. Par contre, je peux vous affirmer qu’il y a beaucoup de Parisiens qui ne connaissent pas encore le Louxor ! (rires) J’en suis toujours étonné car c’est un cinéma connu et reconnu par les Parisiens… eh oui, il y encore des habitants qui ne sont pas encore venus jusqu’à nous !
Le Conseil de Paris vient de vous renouveler sa confiance, comment envisagez-vous ces cinq prochaines années ?
Nous souhaitons tout d’abord conforter ce que nous avons réalisé. Nous restons au service des oeuvres, et l’on souhaite que le cinéma d’auteur reste dynamique. Nous venons de passer une année exceptionnelle en terme de films, bien que l’offre de cinéma soit multiple, VOD, Netflix etc., je crois profondément à l’exploitation en salles. L’offre d’aujourd’hui est très large, et suscite du désir de cinéma, notamment en direction du jeune public. Nous souhaitons rester un lieu défricheur, de partage et de rencontre, un lieu où les gens se retrouvent et se sentent bien. Tout ceci est très modeste mais aussi très fragile. Nous l’avons vu au moment des attentats, le Louxor et les quartiers populaires ont été très touchés, et pas seulement, on a ressenti une crainte des lieux publics, des lieux de rassemblement. On a vu avec l’arrivée du Louxor, le quartier se transformer, avec notamment l’arrivée de la brasserie Barbès, la crainte aujourd’hui pour nombre d’habitants du quartier c’est le devenir de Tati, le modèle semble en fin de course, est-ce que Tati va rester ? On ne sait pas mais pour nous c’est important, Tati c’est Barbès.
J’ai habité dans ce quartier, dans lequel la relation humaine est très forte, les habitants y sont très attachés, attentifs, impliqués, on l’a vu quand il s’est agit de faire renaître le Louxor, et l’engagement et le dynamisme des habitants lors de sa réhabilitation. Barbès est souvent stigmatisé parce que méconnu, je trouve qu’il y a une richesse sociale, humaine et de solidarité très forte, c’est une satisfaction au quotidien que de travailler dans un quartier aussi riche humainement, de retrouver ces visages, qui bien que dans la difficulté, ont le sens du partage.
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