Après avoir conquis le public au Centre Pompidou, le cinéaste Michel Gondry projette d’installer son Usine de films amateurs à Aubervilliers. Petite promenade à Barbès, visite du Louxor et conversation autour du cinéma dans un bistrot du quartier.
Michel Gondry sur le chantier du Louxor-Palais du cinéma
« Je pars toujours du principe que la créativité est partout »
Durant plus d’un mois[1], Michel Gondry a installé au Centre Pompidou son Usine de films amateurs, qui a permis à tout un chacun de réaliser gratuitement son propre film dans un vrai décor de cinéma. Scénariste[2], cinéaste[3], réalisateur de clips vidéo[4], de publicités[5], batteur du groupe Oui-Oui, l’ingénieux créateur vit aujourd’hui entre New York et Paris, où il s’installa au début des années 80 non loin du carrefour Barbès. Michel Gondry nous parle du Louxor et de son influence, de son rapport au cinéma et à sa pratique, ainsi que son projet d’installation permanente de l’Usine de films amateurs à Aubervilliers en banlieue parisienne.
Nous venons de visiter le chantier du Louxor, vous pensez que c’est important pour le quartier une salle de cinéma ?
Ce projet de réhabilitation du Louxor est important, il va notamment permettre de désenclaver le quartier, mais je me demande si cela ne va pas en même temps le gentrifier [6]… Il faudra vraiment faire attention à cela.
Visite du chantier du Louxor-Palais du cinéma
C’est un sujet d’actualité, le maire de Paris a le projet d’encadrer les loyers…
C’est important de conserver les équilibres… D’ailleurs, en pensant à votre projet dans le quartier, je vous invite à lire ce qu’écrivait l’activiste américaine Jane Jacobs dans son livre Déclin et survie des grandes villes américaines (The Death and Life of Great American Cities). Je ne lis pas beaucoup, mais j’ai lu suffisamment d’elle pour savoir qu’elle avait étudié de manière extrêmement détaillée tous les mécanismes qui font qu’une ville vive ou meurt.
Pour la resituer, Jane Jacobs a sauvé New York en s’opposant au programme de l’urbaniste Robert Moses, qui avait un projet de voies rapides[7] dans les années 50-60. Ces autoroutes auraient dû traverser l’île de Manhattan et totalement massacré l’équilibre de la ville.
MG prend une serviette de table et dessine l’île de Manhattan
traversée par les autoroutes et indique les habitations menacées.
A Manhattan, il y avait des quartiers populaires considérés par les politiques de l’époque comme des délaissés, presque des bidonvilles, qu’ils souhaitaient éradiquer pour faire passer ces voies rapides. Jacobs s’est battue avec les habitants afin d’empêcher la destruction programmée de ces zones d’habitation. Moses considérait qu’en ouvrant littéralement la ville à la circulation, cela accélérerait le développement économique. Il réussit toutefois à construire l’autoroute nord et fut arrêté dans son élan, pour l’autouroute sud, par les opposants au projet.
Avant, le Bronx était un quartier d’une grande mixité où régnait une bonne ambiance. En réalisant cette tranchée nord, ils ont fait sauter un nombre important d’immeubles, mais cela a eu aussi pour conséquence de déstabiliser l’équilibre qui pré-existait. Le sud du Bronx est désormais une zone difficile.
Le projet de Moses ne tenait pas compte des habitants, du quartier…
Jane Jacobs l’explique dans son l’ouvrage : pour qu’un quartier ou une rue vive, il faut s’appuyer sur la mixité, urbaine, sociale et économique, que le haut de gamme côtoie les classes populaires. Son livre est important, et me fait penser à ce travail autour du Louxor, dans le quartier et avec la population, que vous êtes en train d’entreprendre.
Vous semblez bien connaître le quartier Barbès, la Goutte d’Or…
J’ai habité rue Labat à partir de 1983, l’année de la fermeture du Louxor, puis rue Clignancourt, ensuite rue du Poteau, et aujourd’hui j’habite du côté de la rue Caulaincourt. On a tourné La Science des rêves dans l’immeuble dans lequel j’habitais au 64, rue Clignancourt. J’ai vu le quartier changer petit à petit, il s’est gentrifié, j’ai eu la chance d’acheter mon appartement au bon moment avant l’explosion de la bulle immobilière. Lorsque je suis arrivé en 1983 rue Labat il y avait pas mal de commerces indiens. J’ai le souvenir d’avoir acheté des choses sympas, notamment des compilations de musique de films indiens, d’ailleurs cela ne s’appelait pas Bollywood à l’époque… (Hindi ndlr cf. interview d’Hélène Hazera [lien]).
Avez-vous connu le Louxor en activité ?
Malheureusement non, je n’y suis jamais entré. Mais un de mes meilleurs amis, rencontré par hasard sur le boulevard Barbès dans les années 80, était “dame pipi” au Louxor-Megatown !
Dans le livret de votre carte blanche au Centre Pompidou , vous évoquez les salles de cinéma du quartier Barbès…
Oui, j’ai lu quelque part que le 18e était à l’époque l’un des arrondissements de Paris le plus riche en cinéma. Ce magasin de chaussures Kata[8] est incroyable, le décor d’origine est conservé et au milieu, on y trouve des bacs à chaussures. Il y a encore dans ce quartier des traces de cette richesse passée, d’ailleurs, le Louxor pourrait un jour rendre hommage aux cinémas du quartier dans son espace d’exposition.
Non loin de chez vous, il y a un vidéo-club comme dans Soyez sympas, rembobinez… Un hasard ?
Je connais bien ce vidéo-club de la rue Caulaincourt, il est tenu par deux frères. D’ailleurs on leur a pris leur devanture pour réaliser le vidéo-club de l’Usine de films amateurs au Centre Pompidou ! Lorsque nous l’avons reproduite ils se sont aperçus qu’il y avait une coquille, du coup on l’a gardée, on a trouvé ça bien ! Il y a une vraie vie autour des vidéo-clubs. Mais le Louxor a été une influence plus importante pour Soyez sympas, rembobinez (Be Kind Rewind) que le vidéo-club, l’idée de ce film est venue de ce projet utopique que j’avais de créer cette usine de films amateurs au Louxor. Il s’agissait de filmer n’importe quoi, interviewer les habitants du quartier, leur famille, la vie… Exactement comme lorsque l’on fait un film de famille, on ne se pose jamais la question s’il faut un scénario, et c’est bien sans, car cela enferme les films dans un genre et c’est l’assurance de se retrouver avec des films de zombies ! Même si le scénario est une construction qui parle indirectement de soi. Là, on filme simplement des images qui resteront… Au départ, je pensais que si l’endroit nous était fourni, le prix des places suffirait à permettre aux gens du quartier d’investir le lieu et d’y projeter leurs films…
C’est le principe des soirées diapos…
Exactement, et de pouvoir, comme au temps des films muets, parler pendant la projection. Cela pourrait fonctionner dans une petite salle, par petits groupes. Il pourrait y avoir au Louxor un système de cette nature, où les gens pourraient venir jouer de la musique pendant que d’autres projettent les images qu’ils ont tourné dans le quartier. L’idée serait de mettre en place un système autonome économiquement, ouvert à l’ensemble des personnes souhaitant montrer leurs films. J’ai une vision très simple des choses et je ne doute pas qu’il y ait des mécanismes très complexes, mais je pense qu’à la base il y a une simplicité que l’on devrait pouvoir retrouver…
C’était mon idée de départ pour le Louxor. Maintenant avec les petites caméras vidéo, c’est beaucoup plus simple qu’avant. Les gens ont envie de faire du cinéma. On y va, on enregistre la vie, et l’on se donne rendez-vous pour visionner le résultat dans une salle. Cela peut être pensé de manière expérimentale, comme un atelier, pendant six mois, un an. Je pense que cette expérience peut être déconnectée du projet d’Usine du film amateurs, qui lui se développe avec un scénario.
Tout ça me fait penser au Petit rapporteur[9] que je viens d’acheter en DVD, aux reportages que Daniel Prévost et Pierre Desproges réalisaient dans la ville… C’était sublime ! Ce sont des images superbes à regarder parce que l’on voit la vie telle qu’elle était il y a trente ans.
Vous êtes attaché à la pratique amateur …
Je suis attaché au fait de créer des ponts entre les professionnels et les amateurs, mais le problème, surtout en France, est que les professionnels sont des élites fonctionnant en cercle fermé. Je ne dis pas que je n’en fais pas partie, mes parents n’étaient pas du tout dans le métier, je viens de la classe moyenne. Nous vivions à Versailles, dans une petite maison, mais je me sens assez de force pour critiquer le système tout en faisant mon autocritique.
Pour moi, le cinéma est utopique car si on réalisait la difficulté de ce qui nous attend on ne ferait jamais rien, on ne pourrait pas. C’est une utopie que l’on doit partager et à la fois assumer, tout n’est pas aussi évident. Parfois il y a des déceptions, j’essaie toujours de colmater, de faire en sorte que cela se tienne.
Comment avez-vous débuté ?
Vous aviez un appareil photo, une caméra lorsque vous étiez enfant ?
J’ai commencé par faire des expériences, du bricolage avec mon cousin, on réalisait des petits films en faisant bouger des objets. Ensuite je me suis davantage intéressé aux dessins animés et je me suis acheté une Bolex 16 mm. Mon colocataire et ami, Jean-Louis Bompoint, avec lequel j’ai partagé le petit appartement de la rue Labat, avait une bonne connaissance du cinéma, il était monteur et l’auteur d’un court-métrage d’animation. Il m’a fait travailler sur une série complétement naze, Les Triplés : je testais les animations au banc-titre en les filmant puis je développais les négatifs. Ils étaient encore crayonnés avant d’être passés à l’encre, c’était l’ancienne méthode.
J’ai fait beaucoup de photos lorsque j’étais gamin : prendre les photos, développer les négatifs et effectuer les tirages. Ce qui m’intéressait, c’était de réaliser le procédé de A à Z. Mais ce que je préférais, c’était le développement du négatif et la révélation de l’image dans le noir. Cette question du délai dans le temps m’a toujours passionné. J’aime l’idée qu’il faille attendre un peu avant de voir le résultat. On retrouve cela également dans l’animation où tout se fait image par image.
Dans le cadre du projet de documentaire animé que j’ai avec Noam Chomsky, sur la philosophie, la linguistique, selon le point de vue d’un candide, j’ai illustré image par image tout ce qui s’est dit. Comme j’ai tourné avec une caméra Bolex qu’il fallait remonter à chaque fois, on entend le crrriiikclk (il imite le bruit de la Bolex) quand la caméra tourne. Sur la bande-son, lorsque l’on entend ce bruit de caméra dans l’animation, une petite caméra se dessine et l’on voit son image projetée par la caméra.
Vous fréquentiez souvent les salles de cinéma ?
Pas spécialement, mon ami Jean-Louis (Bompoint) possédait 2 000 cassettes VHS avec un maximum de films français, beaucoup d’avant-guerre, quelques-uns de la Nouvelle Vague. En les visionnant j’ai fait mes choix, j’ai préféré Vigo à Duvivier, Renoir ou encore Carné, tout en les respectant tous.
J’ai regardé récemment des sitcoms, c’est à la fois beauf et extrêmement humain. J’aime quand le point de vue est horizontal, c’est important pour moi que le cinéma soit à ce niveau. Il y a des réalisateurs, qui regardent leurs acteurs du dessus, et les font souffrir inutilement, et d’autres qui les regardent d’en bas pour les magnifier et en faire des statues ou des héros. J’ai toujours souhaité filmer mes acteurs, comme on faisait les films avec mon cousin, en conservant un rapport humain, un rapport de famille où l’un ou l’autre pourrait tenir la caméra, sans hiérarchie. Si j’ai une philosophie, c’est celle-là, j’essaie d’y penser lorsque je fais des films.
Comptez-vous poursuivre l’expérience de l’Usine de films amateurs ?
L’utopie de l’Usine a fonctionné avec les musées et les galeries pour l’instant, ils payent pour accueillir et déplacer les objets. Avec Jacques Salvator, le maire d’Aubervilliers, et Safia Lebdi, présidente de la Commission du Film en Ile-de-France, nous avons le projet de l’implanter dans une ancienne usine d’allumettes à Aubervilliers. Il est important que la Ville soutienne et participe à des activités liées aux quartiers, la Ville tout comme la Région d’ailleurs. Nous devrions également être soutenus par des mécènes. Cette Usine de films amateurs sera permanente, les films y seront tournés, regardés et gérés par les habitants, avec un minimum d’encadrement.
A chaque fois que je présente des projections ou que je participe à des manifestations, je reçois un nombre important de DVD de personnes souhaitant travailler avec moi. Je ne sais jamais trop comment et où les orienter. La mise en place de ces ateliers va leur permettre de se révéler et de créer à leur tour. Parce qu’ils n’ont pas trop le choix, il arrive que certains jeunes se retrouvent à faire des choses détestables dans la rue. En leur donnant l’opportunité de faire quelque chose de constructif, cette expérience peut leur permettre de se révéler. Beaucoup ont un esprit extrêmement vif, créatif… Je pars toujours du principe que la créativité est partout…
… et qu’il est important de la révéler…
Dans le Louxor que nous venons de visiter, votre photographe a pris en photo cette petite guitare en bois réalisée par un ouvrier : interviewer ces ouvriers serait un sujet génial. Aller chez eux, voir comment ils vivent, de quoi est fait leur quotidien. Voir le contraste entre ce qu’ils sont en train de réaliser, là, au Louxor, et leur vie quotidienne, les transports qu’ils sont amenés à faire pour venir travailler parce qu’ils n’habitent certainement pas à côté… Mieux encore, ils pourraient réaliser le film entre eux. C’est complètement utopique mais j’aime cette naïveté.
Cette petite guitare m’a rappelé cette galerie branchée qui vendait une table décorée par des artistes. Les gens achetaient des segments de table qui s’emboîtaient les uns dans les autres, créant ainsi une table sans fin. Chaque artiste décorait la table à son goût et je me souviens qu’un des segments était gravé avec des petits animaux, des petits arbres, le tout réalisé au Pyrogravure, c’était magnifique. J’ai demandé à la galeriste – dont j’étais tombé amoureux – le nom de l’artiste qui avait réalisé cette œuvre, elle m’a répondu : “C’est un des menuisiers qui s’est amusé à faire ça.” Du coup j’ai acheté ce segment. Ce gars a réalisé le truc le plus touchant avec une sensibilité géniale, ça a été pour moi une vraie découverte.
C’est également pour cette raison que j’ai choisi Kes de Ken Loach dans ma carte blanche au Centre Pompidou. C’est l’histoire d’un jeune garçon qui élève un faucon. Il n’est pas très brillant à l’école, un jour, l’enseignant lui demande d’évoquer en classe un sujet qui lui tient à coeur, il ne sait trop quoi dire… alors il parle de son oiseau, et soudain ce qu’il raconte captive tout le monde. C’est ce révélateur que chacun de nous a en soi, cette créativité, qu’il m’intéresse de révéler. Lorsque je suis devenu réalisateur, j’ai eu le sentiment d’utiliser un pourcentage de mon cerveau beaucoup plus élevé que lorsque j’étais batteur. Pourtant ce n’est pas ridicule d’être musicien.
Quels sont vos projets ? Vous avez toujours en tête d’adapter UBIK de Philip K. Dick ?
Oui, je travaille sur UBIK, c’est assez compliqué, cela évoque à la fois la régression du temps et une distorsion de point de vue … Je travaille actuellement sur un autre film qui se passe dans le Bronx[10], sur un groupe de jeunes effectuant un voyage en bus. Le voyage permet d’installer les relations entre les personnages. Au début, ils sont tous odieux les uns avec les autres, et au fur et à mesure que les jeunes descendent du bus, les rapports changent, de nouvelles dynamiques se créent au sein du groupe jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que deux… Et il y a aussi ce projet avec Chomsky. Je n’ai pas beaucoup lu et la philosophie telle qu’elle est pratiquée en France me paraît un peu égoïste… c’est pour ça que j’aime bien Chomsky, c’est un scientifique. Il a approché le langage et la philosophie en se réclamant du Siècle des Lumières et en développant l’idée que pour croire quelque chose il faut pouvoir se l’expliquer. Ce n’est d’ailleurs pas toujours évident pour moi de me faire écouter par lui lors de nos discussions, mais c’est ce qui fait partie de cette dynamique d’échange.
J’ai beaucoup d’autres projets, ça a démarré si lentement pour moi que j’en ai accumulé des tonnes qui ne pouvaient se réaliser avant. La vie est suffisamment longue pour qu’ils puissent resurgir un jour. UBIK, que j’ai voulu adapter depuis des années, m’a filé entre les doigts il y a trois ans, et maintenant il revient. Même chose pour le Frelon Vert, qui m’avait échappé il y a quinze ans. Je pense que finalement, on a toujours une deuxième chance dans la vie. Avec le Frelon Vert, je voulais faire un film populaire. Je suis tombé dans l’art et essai un peu par hasard, alors que ce que j’aime avant tout c’est la comédie…
+ d’infos sur l’Usine de films amateurs sur le site internet du Centre Pompidou [lien]
Remerciements à Sylvie Pras, Clémentine Charlemaine, Philippe Pumain, la Mission cinéma, Géraldine Mailles.
[1] Du 16 février au 28 mars (avec prolongation), carte blanche, rétrospective et Usine de films amateurs.
[2] Oscar du meilleur scénario en 2005 pour Eternal Sunshine of the Spotless Mind
[3] On lui doit notamment Human nature, Eternal Sunshine of the Spotless Mind, La Science des rêves, Soignez sympas, rembobinez, David Lachapelle’s Block Party et dernièrement Le Frelon vert.
[4] Björk, The Rollling Stones et plus récemment le dernier clip de The Living Sisters pour ne citer qu’eux.
[5] Air France “nuage” et “passage”, “La Boutique” Nespresso, c’était lui.
[6] Modification du profil social et économique d’un quartier au profit d’une classe sociale supérieure
[7] Lower Manhattan Expressway (également connu sous le nom de Canal Street Expressway ou Lomex)
[8] Ex Barbès-Palace situé au 34, boulevard Barbès
[9] Vrai faux journal télévisé culte et décalé présenté en 1975-1976 par Jacques Martin et une équipe d’humoristes et de chansonniers
[10] Dont le titre serait « The Whe & The I »
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